L’évolution urbaine du village de La Garde-Freinet de 1613 à 1815

Cette page est tirée de l’article d’Elisabeth Sauze, paru dans le n°14 de la revue Freinet, Pays des Maures, en 2018. Vous pourrez télécharger 2 types de tableaux :
– Une entrée par numéro de maison qui renvoie au nom du propriétaire
– Une entrée par nom de famille qui renvoie au numéro de la maison

La commune de La Garde-Freinet conserve dans ses archives neuf cadastres antérieurs à la confection, en 1819, du cadastre dit napoléonien. Rédigés successivement en 1613, 1620, 1630, 1641, 1676, 1660, 1700, 1715 et 1746, ces documents sont destinés au calcul de la quote-part des « tailles » ou impôts réclamés par le roi de l’ensemble de ses sujets et par les consuls de tous les habitants de la commune pour la gestion des affaires d’intérêt général. On y a consigné les biens-fonds possédés par chaque chef de famille contribuable et décrits sommairement par un substantif désignant la nature du bien (maison, étable, jardin, terre, vigne etc.), sa localisation (lieu-dit et confronts) et sa valeur (chiffre généralement sans rapport avec le système monétaire en usage, comme les centimes additionnels du cadastre d’aujourd’hui). Il n’y a jamais de plan : l’insuffisance des techniques de mesure de l’espace d’abord, le coût d’une telle réalisation ensuite en ont découragé l’entreprise. Même l’indication des superficies manque le plus souvent – ici pas avant 1746 – et reste extrêmement floue, parce que les unités de mesure antérieures au système métrique restent mal connues et que les modes de calcul employés sont très approximatifs.

La valeur des données fournies par les cadastres en matière de démographie est loin d’être négligeable en l’absence d’autres informations. Les procès-verbaux d’affouagement (recensements périodiques des ménages contribuables) ne donnent que quelques jalons très espacés et toujours incomplets, amputés des privilégiés (nobles et ecclésiastiques, ici peu nombreux) et des indigents : La Garde-Freinet aurait compté 35 foyers en 1315/1316, au moins 33 en 1414, 47 en 1471, 195 maisons et465 chefs de famille en 1698, 657 maisons et 465 chefs de famille en 1728, 568 maisons et 2779 habitants en 1765. Encore faut-il soustraire des chiffres des XVIIe et XVIIIe siècles les habitants des hameaux dispersés dans le territoire. Le nombre des maisons recensées en 1698, si on le compare à celui du cadastre de 1676, ne concerne que le village, tandis que celui de1728, même en y incluant les bastides, paraît nettement surestimé pour un total inchangé du nombre de foyers.

Pour la connaissance de l’état ancien et de l’évolution du paysage urbain et rural, les cadastres constituent une source d’information fondamentale en l’absence de représentations figurées anciennes et nombreuses. Encore faut-il en donner une traduction visuelle, plus évocatrice que de simples tableaux de données numériques. Reconstituer avec quelque détail la physionomie d’un terroir est chose presque impossible. Trop de données nous échappent pour des parcelles dont chaque génération de propriétaires a modifié la nature et les dimensions. Pour le bâti, en revanche, la relative stabilité du parcellaire permet une restitution fondée sur la comparaison des données descriptives et du plan napoléonien, en commençant par le document immédiatement antérieur à celui-ci et en remontant ensuite par étapes jusqu’au plus ancien. Les plans présentés ci-après donnent une image globalement fiable du village de La Garde-Freinet à quatre moments de son existence. Il ne faut pas croire cependant à leur totale exactitude. Le contour des îlots périphériques de l’agglomération, encore incomplets à la date des cadastres traités, reste en partie hypothétique. Même dans les zones centrales, la méconnaissance des superficies et les lacunes du texte laissent place à quelques doutes.

Il serait pour le moins imprudent de dater de leur mention dans les anciens cadastres les maisons aujourd’hui visibles. Toutes ont reçu à presque chaque génération les transformations et remaniements qu’exigeaient leur vétusté et l’évolution desmodes et des goûts de leurs occupants. La façon du gros œuvre de maçonnerie médiocre n’a pas changé depuis plusieurs siècles, sauf, depuis quelques décennies, avec le recours aux matériaux industriels. On voit encore quelques portes et fenêtres dont le décor peut être approximativement situé dans le temps – avec précaution, car certaines formes ont été utilisées beaucoup plus longtemps que ne le disent les historiens de l’art –, mais certaines d’entre elles ont visiblement été déplacées et les autres restent isolées dans des façades plus ou moins refaites. Beaucoup de maisons gardent cependant la structure traditionnelle en usage dans toute la Provence rurale : édifice de petites dimensions à trois étages, le plus bas ouvert sur la rue par deux portes, une grande qui donne accès et lumière à un local professionnel (boutique, atelier ou étable-remise agricole) et une petite qui ouvre sur l’escalier ; l’étage du milieu (la salle) sert à l’habitation, et le plus haut au stockage du fourrage. Les cadastres montrent, au cours des XVIIe et XVIIIe s., la transformation d’un nombre croissant de ces maisons « élémentaires » par l’adjonction d’un deuxième étage habitable et d’un escalier adapté à sa desserte.

Les plans sont accompagnés de tableaux qui récapitulent les données par noms de propriétaires et par parcelles. Pour faciliter la comparaison avec la situation actuelle, tous les patronymes et noms de baptême ont été modernisés (forme la plus récente connue).

Nature des parcelles :

Bas = partie inférieure habitable d’un bâtiment

Casal = bâtiment ruiné ou inutilisable en l’état

Cave = étage de soubassement

Cauquière = tannerie

Crotte = étage inférieur (soubassement ou rez-de-chaussée) voûté

Haut = partie supérieure habitable d’un bâtiment

Jas = bergerie

Place = terrain à bâtir

Salle = premier étage au-dessus du rez-de-chaussée.

Le plus ancien de la série – mais on sait qu’il eut au moins un prédécesseur – montre une agglomération composée de 197 parcelles, presque toutes bâties et pour la plupart destinées à l’habitation. On pourrait trouver faible le nombre (26) des bâtiments uniquement consacrés à l’élevage, mais il faut savoir que beaucoup de maisons réservaient au bétail leur étage inférieur et au stockage du foin leur étage de comble. La même remarque vaut pour les locaux artisanaux et commerciaux souvent intégrés aux habitations et pas toujours signalés dans les descriptions, sauf le four, dont les seigneurs ont l’exclusivité, les deux forges, les deux tanneries et le moulin à huile. Pompeusement qualifié de château, la demeure seigneuriale n’est qu’une grosse maison. L’hôtel de ville (maison du Saint-Esprit) n’occupe en réalité qu’un étage et l’hôpital a une capacité d’accueil très réduite. Le seul édifice remarquable reste l’église paroissiale, alors dans son état d’origine –nef unique voûtée en berceau et abside en cul-de-four flanquées de deux chapelles parallèles terminées par des absidioles, sur le modèle des églises de Grimaud et du Luc (seconde moitié XIIe – première moitié XIIIe siècle) – allongé d’une travée en 1504 et surmonté d’un clocher-tour en 1571.

Le tissu bâti, très compact, n’a pas de limites nettes et s’effiloche sur les marges. Il est bordé au nord et à l’ouest, du côté des pentes escarpées qui montent vers l’ancien village fortifié alors complètement à l’abandon et vers la crête rocheuse que couronne aujourd’hui la Croix, par des espaces stériles et vides appelés les Herbouis qui constituent une sorte de réserve foncière et servent en attendant de pacage occasionnel. À l’est et au sud s’étendent les jardins, qui profitent de la proximité des habitations pour recevoir les soins journaliers, l’engrais tiré des étables et des latrines et l’eau de la fontaine.

 Enfin, en périphérie sud du village, sur la colline dite de Baudon, un des coseigneurs de La Garde-Freinet a édifié à la fin du XVIe siècle un moulin à vent, qui passera aux mains de la communauté au cours de la deuxième moitié du siècle suivant.

Le plan paraît très irrégulier. On perçoit cependant dans la moitié nord les traces d’un lotissement ordonné autour de trois rues parallèles, la rue de Reynart, la rue de Messire Perrin et la rue Droite, et dont le parvis de l’église et la rue des Trois Cantons marquent la limite méridionale. Cette partie correspond probablement au burgum (bourg) mentionné à côté du fortalicium (forteresse, actuel Fort-Freinet) dans l’acte d’habitation de 1394. Les 33 chefs de famille assemblés en 1414 y tiennent séance devant la fontaine, près de la maison de Jacques Olivier, et y résident très probablement tous. Le quadrillage à la régularité indubitable quoiqu’assez approximative ressemble à ceux des villes de Briançon (Hautes-Alpes) et de Barcelonnette (Alpes-de-Haute-Provence) fondées l’une et l’autre au XIIIe siècle, mais la date de sa création n’est peut-être pas antérieure au XIVe siècle. La rue du Banc de Barrières pourrait perpétuer le souvenir d’une ancienne clôture du bourg médiéval. La moitié sud, au dessin chaotique, résulte sans doute des agrandissements réalisés dans les siècles suivants du seul côté qui offrait à la fois l’accessibilité (débouché des chemins de Grimaud et du Luc) et l’abri recherchés. Mais, sur des terrains un peu plus accidentés, le tracé n’a été maintenu qu’aux extrémités orientale (prolongement de la rue Droite) et occidentale (en partie seulement parla rue de l’Eglise). Encore plus récent (dernières années du XVIe ou premières années du XVIIe siècle), le quartier du Pin, sous la place des Ormeaux, s’écarte vers l’ouest en suivant des courbes de niveau. Conséquence de cette urbanisation aussi dense que désordonnée, le cimetière paroissial, primitivement situé autour de l’église, a dû être déplacé assez loin vers le sud-est, en pleine zone agricole.

Dépourvu de toute espèce de fortification, le village possède néanmoins un portail qui clôture l’entrée principale au centre du front méridional, devant la fontaine, sans pour autant que les deux autres accès, celui de la rue Droite à l’est et celui de la rue de la Burlière à l’ouest ait reçu le même traitement. Il ne faudrait pas en conclure que la communauté s’est dotée d’une enceinte fortifiée. Simplement, la nécessité de contrôler en temps d’épidémie (nombreux épisodes réels ou supposés) ou de guerre (guerres de religion et de la Ligue, troubles de la Fronde) la circulation des « étrangers » (ceux qui n’habitent pas surplace) et des habitants qui ont eu un contact direct avec l’extérieur a amené les édiles à faire cet aménagement que complète, en cas de nécessité, la clôture par des murs provisoires des autres entrées. Les délibérations du conseil communal décrivent à diverses reprises ce dispositif, qui permet en cas de guerre de mettre les villageois à l’abri d’un coup de main et en cas d’épidémie d’empêcher l’accès au village des personnes, natives du lieu ou non, qui viennent de lieux suspects de contamination et doivent donc être mises en quarantaine dans une bastide éloignée.

En un peu moins de trente ans, le village s’est accru de 40 parcelles bâties pour la plupart sur la marge méridionale où deux îlots, celui de la Burlière et celui de l’Hôpital, ont pris une extension considérable. L’accroissement de la population apparaît encore dans l’augmentation du nombre des maisons partagées en plusieurs logements (le plus souvent deux, parfois trois et jusqu’à quatre) :la cohabitation, qui ne touchait en 1613 que 18 % des demeures atteint maintenant 26 %, sans compter les nombreux appartements ménagés au-dessus de locaux agricoles ou artisanaux. Un dénombrement effectué dix ans plus tard, en 1651 fait état très exactement de 1006 paroissiens logés au village et dans les bastides environnantes, non compris les habitants du territoire de La Moure (soit la partie orientale de la commune actuelle et la majeure partie de l’actuelle commune du Plan-de-la-Tour), au nombre de 448.

Pour autant, la structure de l’agglomération ne s’est pas vraiment modifiée. Les bâtiments agricoles sont un peu plus nombreux qu’en 1613 (44 étables et un jas). On ne trouve plus qu’un seul bâtiment en ruine (casal) alors que les emplacements à bâtir se sont multipliés (18). L’artisanat reste fixé aux mêmes endroits, mais on remarquera que le moulin à huile est devenu communal et que le cadastre mentionne quatre boutiques sans spécifier leur activité. Sont également inchangées l’église paroissiale, la demeure seigneuriale et la maison commune.

Il y a par ailleurs quelques nouveautés. Dans le quartier neuf, l’hôpital Saint-Jacques a plus que doublé sa superficie. Les temps sont durs, il faut pouvoir aider les plus démunis par des distributions de pain et accueillir davantage de passants en difficulté. En dépit – ou en réaction peut-être ? – de ce contexte troublé, les Gardois bénéficient maintenant de deux nouveaux espaces de sociabilité. Près du cimetière, un propriétaire-exploitant du lieu nommé Antoine Courchet a fait construire la chapelle Saint-Jean, devant laquelle les pénitents blancs ont élevé en 1637 leur « cazette », appelée chapelle Notre-Dame l’Annonciade, pour y tenir leurs réunions et accueillir la sépulture des confrères défunts. Sur la lisière sud du village a été aménagée la « burlière », le jeu de boules.

Les trente-cinq années qui se sont écoulées depuis 1641 ont été un peu moins favorables aux Gardois. Le cadastre n’enregistre que 23 parcelles supplémentaires dans le village, tandis que le nombre des maisons divisées en plusieurs logements dépasse 36%. La population, peut-être légèrement accrue, ne s’est pas enrichie. Les boutiques ne sont pas plus nombreuses (4), mais ont changé d’emplacement. On ne voit guère de nouveauté du côté des bâtiments agricoles, dont le total, presque inchangé, inclut désormais trois bergeries, et pas davantage du côté de l’artisanat, si l’on excepte les deux moulins à huile, celui de la commune reconstruit à côté de l’hôpital et celui d’un particulier, maître Barthélemy Courchet, aménagé près des tanneries.

Cependant la fontaine, naguère isolée, a été rebâtie contre une maison, à l’endroit où on la voit aujourd’hui, probablement pour dégager l’entrée principale du village. Il n’est plus question à cette date du portail, probablement démoli pour la même raison. L’église a été agrandie d’un collatéral élevé sur son flanc oriental au détriment des maisons voisines. À l’extrémité nord s’élève une nouvelle chapelle dédiée à saint Joseph, tandis qu’au sud les deux chapelles Saint-Jean et Notre-Dame-l’Annonciade ont fusionné au profit de la confrérie des pénitents blancs.

Les deux seigneurs qui se partagent les droits que la communauté n’a pas pu racheter ont chacun leur habitation, la demoiselle Gaudin, veuve d’Esprit de Rougiers, la vieille maison de la rue de l’Eglise et François de Pontevès, époux de Marguerite de Matty, la demeure neuve, accompagnée d’un grand jardin, construite par le père de celle-ci, François de Matty, dans le quartier du Peiron, près du cimetière.

On mesurera ici l’impact des difficultés politiques (notamment l’invasion du duc de Savoie en 1707) et économiques (répercussions de la peste de 1720, qui n’atteignit pas La Garde-Freinet mais perturba durablement tout le commerce maritime) du dernier quart du XVIIe et du premier tiers du XVIIIe siècles, ressenties alors dans toute la Provence. Les parcelles qui composent le village en 1746 sont moins nombreuses qu’en 1676 d’une douzaine d’unités. Les destructions restent exceptionnelles (4), on relève même cinq constructions neuves sur les confins sud de l’agglomération. En fait, la diminution résulte surtout de fusions intervenues entre des maisons voisines, alors que la proportion de maisons partagées entre plusieurs propriétaires a encore augmenté et dépasse 44%. Il n’est pas certain qu’il y ait moins d’habitants, le développement de l’habitat rural (16 nouvelles bastides et un lotissement au Défens) à la même période tend à prouver le contraire, mais il y a assurément davantage de pauvres. Le creusement des inégalités sociales profite aux plus aisés, qui multiplient depuis le début du siècle les investissements artisanaux. Au village, trois moulins à huile voisinent avec l’unique tannerie subsistante et deux moulins à vent surplombent l’agglomération, l’un assez proche des maisons, au-dessus du chemin de Grimaud, l’autre en vis-à-vis sur la colline de l’Adrech. Le temps n’est pas loin – la seconde moitié du siècle – où l’essor de la bouchonnerie amènera en quelques décennies le doublement de l’agglomération gardoise.